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L’écrivain Régis Debray, dans un article du Monde du 18 juillet 2014 intitulé « L'Occident est-il en déclin ? », rappelle justement que ce clivage s'enracine profondément dans l'histoire. Ainsi, en 1054, le schisme du Filioque (une controverse sanglante sur la nature de l'Esprit Saint dans la doctrine de la Trinité) puis, en 1204, le sac de Constan­tinople par les croisés latins, balisaient déjà l'affrontement entre les deux superpuissances dominantes. Depuis, écrit-il, « une ligne Riga [en Lettonie] – Split [en Croatie] coupe l'Europe en deux. N'oublions pas que Moscou, c'est la troisième Rome, et nous avons complètement oublié la se­conde, Constantinople.

L'empire byzantin, euro-asiatique lui aussi, et césaro-pa­piste, luttait à la fois contre Rome et contre l'islam. Avec la crise ukrainienne, on a vu resurgir un refoulé historique, à base civilisationnelle donc religieuse. L'histoire a plus de mémoire que nous… »

Mais le clivage Est-Ouest (la confrontation « Nord-Sud » prophétique) est bien plus ancien encore que ne l’imagine Régis Debray. Il provient de l’ascension fulgurante et de la chute tout aussi vertigineuse d’un roi européen hors du commun, qui marqua définitivement l’histoire de son sceau : Alexandre III, dit le Grand, roi de Macédoine.

Le partage de la planète en deux empires rivaux naît, en effet, des suites d’une première victoire – décisive – de ce roi « occidental » contre les Perses, au printemps de 334 avant notre ère, à Issos, à l’extrême sud de l’actuelle Tur­quie.

L’aventure bipolaire du monde commence donc dans ce petit port insulaire syrien aujourd’hui disparu (situé non loin de l’actuelle Alexandrette et de la ville d’Antioche, dans une région sous administration turque depuis 1939, à l’extrême sud-est de l’Asie Mineure, aux confins de la Sy­rie et de la Turquie). Certes, Alexandre ne change pas im­médiatement le cours de l’histoire dans cette ville, mais il y remporte une victoire surprenante, la première d’une longue série de conquêtes qui vont bouleverser à jamais la géographie du système politique planétaire.

Il faut dire que la situation de cette cité côtière est très stratégique, au parfait carrefour des échanges entre le Nord européen et le Sud africain d’une part, entre l’Occid­ent méditerranéen et le Moyen-Orient du ‘Croissant fer­tile’, de l’autre.

Un port aux portes du berceau de l’humanité et au centre du monde connu d’alors, en somme. Sa position particu­lièrement privilégiée lui a d’ailleurs valu d’être le théâtre d’autres batailles historiques par la suite, ainsi la victoire de l’empereur romain Septime Sévère sur un rival en 194 de notre ère, ou celle de l’empereur byzantin Héraclius contre l’empereur sassanide (iranien) Khosro II en 622, que Mahomet aurait citée dans la sourate Al-Roum…

Le jeune et intrépide chef macédonien (il n’a que vingt ans), à la tête d’une petite troupe de 30 000 fantassins et de 6 000 cavaliers accompagnée d’ingénieurs, d’architectes et d’historiens, y vainc l’immense armée du grand roi de Perse Darius III, qu’on estime composée de 150000 à un demi-million d’hommes.

Cette étonnante victoire lui ouvre la voie de la conquête de la Phénicie et de la ville de Tyr, puis d’une grande par­tie de l’Orient, jusqu’à l’Inde. Et c’est bien à Tyr qu’Alexandre scelle le destin de l’humanité pour l’en­semble des siècles à venir. Tyr, au sud du Liban, clé du monde moderne et de sa fin annoncée…

C’est là, en effet, plus encore qu’à Gordion – ville antique située au sud-ouest d’Ankara, où un oracle avait promis la domination de l’Asie à celui qui viendrait à bout d’un nœud « que nul ne pouvait défaire » et où, en 377 avant notre ère, Alexandre trancha le célèbre nœud de son épée, accomplissant ou méprisant l’augure, selon les goûts – que le roi de Macédoine changea pour toujours le cours de l’histoire. Le roi Darius est si certain de l’emporter qu’il vient sur le champ de bataille accompagné de sa famille, de façon à leur faire mieux apprécier sa victoire. Mais Alexandre les capture. Darius – soucieux de la sécurité des siens – lui propose alors l’équivalent de deux milliards de dollars, la main de sa fille et toute la partie ouest de son empire !

Une proposition si alléchante que Parménion, un de ses conseillers, lui aurait dit : « Si j’étais Alexandre, j’accepter­ais. » Sur quoi le futur roi du monde aurait répon­du : « J’accepterais aussi, si j’étais Parménion ».

La suite est connue : Alexandre refuse le compromis, s’empare de Tyr et de la plus grande partie de l’empire médo-perse, de l’Égypte et de l’Orient jusqu’aux rives de l’Indus, puis il est brisé en pleine ascension, âgé de moins de 33 ans, et les immenses territoires qu’il a conquis sont répartis entre quatre de ses généraux, à la fin du quatrième siècle avant notre ère. Cassandre obtient la Macédoine et la Grèce, Lysimaque l’Asie Mineure et la Thrace, Séleucus Ier Nicator la Mé­sopotamie et la Syrie, Ptolémée Lagus l’Égypte et la Pa­lestine.

C’est ainsi qu’Alexandre a « tranché » le nœud de l’his­toire et c’est de la division de son vaste empire que naî­tront bientôt le roi du Nord – syrien – et le roi du Sud – égyptien – qui se sont métamorphosés avec les siècles en, respectivement, l’Est ‘russe’ et l’Ouest ‘anglo-américain’ actuels. Il en déplace brutalement le centre de gravité sémitique (issu de la lignée de Sem) du monde antique vers l’occident indo-européen (aryen ou japhétique, issu de la lignée de Japhet), et par là, invente les lignes de forces actuelles des sociétés humaines. En refusant le compromis proposé par Darius – qui aurait fait de lui un vassal – Alexandre prend un risque énorme, que nul n’aurait sans doute pris à sa place, et remporte la victoire. Celle-ci et les suivantes briseront l’empire médo-perse, héritier des puissances mondiales moyen-orientales qui se sont succédé à la tête du monde unipolaire d’alors. De la partition de son éphémère empire surgit la bipolarité qui ne cessera plus désormais de diviser la planète. En effet, des quatre royaumes issus de l’empire hellène, deux seulement vont survivre : Séleucus Ier en Syrie – le roi du Nord – et Ptolémée Ier en Égypte – le roi du Sud.

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